LEGRAND Hélène
Des études poursuivies à l’UER d’art plastique (Paris 1) au cours des années 80 me destinaient à produire du concept plutôt que de la peinture de chevalet jugée obsolète par les modernes radicaux qui nous enseignaient. Force nous était faite de constater qu’après Duchamp « on ne pouvait plus peindre » !…
Pourtant mon parcours divergea : ma rencontre avec la pensée de Claude Lévi-Strauss (le structuralisme teintait encore, à l’époque, le discours universitaire) fut décisive : préservation, transmission devinrent l’enjeu de mon travail et l’inquiétude de voir la peinture devenir « un métier perdu », une « perte sévère », le moteur d’une nécessité à représenter le monde en peinture.
Depuis, dans le lieu du tableau, je tente de « piéger » dans l’embuscade de la représentation ce qui est menacé de disparition du monde avec une nette prédilection pour les instances silencieuses : sujets délaissés de l’histoire de l’art en un premier temps puis l’animal, le végétal et le paysage dans l’expérience vivante du réel… C’est à l’exemple des autres arts non affectés par les ruptures successives du XXème siècle et une absence de transmission du métier que j’ai recours à une esthétique éclectique : citations de codes, de signes, restauration du sujet, pluralité des styles, anachronismes etc…
La phénoménologie accompagne depuis quelques années ce travail (Maurice Merleau-Ponty et Henry Maldiney notamment) en ce qu’elle permet de restaurer une continuité du sens au mouvement temporel de l’attention : saisir par le regard, sans l’arracher à l’ensemble, « la chose même » dans son inépuisable permanence
Regard sur l’Arche de Noé
Voici une artiste au sens fort, dont le travail est au seul service de la vie (et non d’elle même comme cela se voit trop souvent).
Transportant un monde d’une insondable densité, Hélène Legrand ne cesse de redire son émerveillement face à l’oeuvre de Dieu dont il nous est dit qu’Il créa et nous laissa nommer tous les animaux. Quand les choses se gâtèrent, Il confia à Noé le soin de rassembler un mâle et une femelle de chaque espèce afin de les préserver du déluge.
Qu’un tel thème fasse rêver un peintre, on le conçoit. Mais qu’il en tire une oeuvre si fascinante et experte a de quoi nous interpeller !
Retrouvant la technique des peintres de la Renaissance, Hélène Legrand atteint un ultime degré de raffinement pour faire surgir devant nos yeux buffles et gnous, éléphants et hippopotames, lions et chevaux, non sans une référence à la Nativité où les bêtes avaient toute leur place. C’était avant que l’homme ne prétende disposer de la planète.
Si Hélène Legrand parvient presque à créer l’illusion parfaite de la vie, elle tient aussi à nous rappeler au vertige de l’éphémère.
La rugosité de la toile apparaît çà et là, contrastant avec la douceur de la peau, comme pour nous dire combien toute oeuvre humaine est menacée.
D’une extrême humilité, les titres des peintures évacuent toute fioriture. Ils se contentent d’énumérer les passagers de l’Arche. Ils plaident pour une humanité perdue, une présence IRREMPLACABLE.
Du sein de cette tendresse revendiquée, de cet univers » maternel « , Hélène Legrand nous donne une grande leçon de résistance : l’art n’est mort que pour ceux qui n’ont plus rien à lui donner.
Luis Porquet
(Journaliste, critique d’art
et rédacteur spécialisé)